Communication & Influence N° 3 - Octobre 2008

A LA UNE
Editorial
De Beyrouth à Kaboul

Beyrouth, 23 octobre 1983, 6h30 du matin. Deux explosions d'une formidable puissance, à une minute d'intervalle. 241 US marines et 58 parachutistes français sont ensevelis sous les ruines de leurs postes respectifs. Désarroi, incompréhension, impuissance...

Afghanistan, vallée d'Uzbin, 45 kilomètres de Kaboul,18 août 2008, 13h45. Les paras français du 8e?RPIMa tombent dans une embuscade soigneusement montée. Dix soldats français vont y laisser leur vie. La France stupéfaite découvre que la guerre tue. Désarroi, incompréhension, impuissance...

25 ans ont passé entre ces deux événements. Quelles leçons nos élites en ont-elles tirées ? Aucune. Ou presque. On a voulu nier les faits, refuser la réalité. Faire comme si les guerres n'arrivaient qu'aux autres, qu'elles n'étaient qu'un spectacle morbide pour journaux télévisés. On s'est étourdi d'utopies, voulant croire que des kyrielles d'ONG et d'improbables casques bleus allaient venir à bout des misères du monde. Bonne conscience oblige... Notre époque a même inventé un terme dont les générations à venir mesureront le ridicule : soldats de la paix !

Ayant vécu le premier événement évoqué comme officier sur le terrain à Beyrouth-ouest, et extrait des décombres les corps déchiquetés de mes camarades, j'en ai tiré des enseignements qu'il serait trop long de détailler ici. Ceux-ci ont constitué le socle des stratégies d'influence que Comes développe dans la guerre aux mille visages d'aujourd'hui. Les affrontements sont polymorphes, les lignes de fracture omniprésentes. Qu'elles soient physiques, économiques ou financières, les guerres se jouent sur un registre technique certes, mais aussi et surtout sur celui de la gestion de l'information. L'intelligence des situations est primordiale. Elle implique une lecture transverse et globale des sources, qui permet la mise en perspective des événements. En fait, quatre grands paramètres doivent être observés pour qu'une communication d'influence ait quelque chance de réussir : le primat de l'intelligence, la connaissance des réseaux, la puissance des contenus, et surtout la prise en compte du réel. L'accepter dans sa brutale vérité, c'est opérer un basculement mental essentiel. Ce n'est pas un hasard si l'anthropologue René Girard, de l'Académie française, vient de conclure son étude "Achever Clausewitz" par ces phrases d'une fulgurante lucidité : "Il faut réveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c'est toujours contribuer au pire."

Bruno Racouchot,
Directeur de Comes.

Focus
La violence comme stratégie de communication

"Alors que les discours de paix et d'harmonie sociale appellent l'humanité à un meilleur être, la réalité traduit une constante présence de la violence partout à travers le monde et dans toutes les sphères de l'activité humaine." Spécialiste des stratégies de communication institutionnelle, professeur à l'université Laval (Québec), Bernard Dagenais vient de signer un magistral essai à contre-courant des mièvreries ambiantes, dont le titre sonne comme un défi : "Éloge de la violence" (Éditions de l'Aube). Non contente d'être un instrument privilégié du pouvoir, la violence s'impose aussi comme une composante majeure des stratégies de communication. Les médias usent et abusent de la violence et, en l'instrumentalisant, construisent la perception de la réalité. Ce sont les rouages de ces techniques que dissèque l'auteur, sans fard, méticuleusement et lucidement. Et qu'on le veuille ou non, le constat est là : "La violence comme stratégie de communication et de négociation est une réalité très présente et prend des formes extrêmement variées. Le recours à la force est inhérent à toute organisation comme à tout individu. La violence fait partie intégrante de la nature et elle est inscrite dans le patrimoine génétique/culturel de l'être humain." Regrettable mais indéniable.


ENJEUX D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN
Comprendre la guerre :
de l'importance majeure de penser autrement...

Constat terrible, mais lucide : qu'on le veuille ou non, il faut nous préparer à la guerre qui vient, probable, inéluctable. Esprit fin et réaliste, le général Vincent Desportes dirige aujourd'hui le Collège interarmées de défense. À ses yeux, "si nous n'allons pas à son contact, la violence viendra à nous. Nous n'avons d'autre choix que de nous engager de manière résolue au contact du monde en ébullition et de prendre acte de notre engagement permanent dans des opérations longues et douloureuses", écrit-il. Et inutile de nous réfugier derrière l'illusion d'une toute-puissance technique qui "peut bien n'être qu'une accumulation d'impuissance politique, si l'on ne perçoit pas que les conditions d'emploi de la force militaire ont évolué". L'enjeu majeur est désormais d'apprendre à penser autrement.

L'intelligence des situations, une condition essentielle

Intelligence et influence vont constituer les paramètres majeurs des guerres à venir. Que ce soit dans les conflits matériels ou la guerre économique. Comme aux échecs, "les deux adversaires y disposent exactement des mêmes 'informations' sur la situation, mais celui qui gagne est celui qui a la meilleure 'compréhension' de la situation et de la psychologie de l'adversaire. Pour reprendre des termes anglo-saxons, ce qui semble compter dans nos guerres probables, ce n'est pas 'l'Information Dominance', c'est le 'Knowledge Dominance', mais plus encore 'l'Understanding Dominance' !" La masse d'informations collectées est sans réelle valeur si elle n'est pas traitée correctement, analysée et mise en perspective par un esprit qui comprend en profondeur et avec subtilité tous les paramètres auxquels il se trouve confronté. Ce qui exige de se mettre dans la peau de l'adversaire, d'intégrer ses modes de raisonnement, fussent-ils absurdes à nos yeux. L'adversaire n'est pas inerte, il n'est pas un simple objet de planification. Il est doué "d'un esprit libre et créatif, sans intention de penser comme nous et de se plier à nos vues".

À l'heure où les belligérants ont peu ou prou recours aux mêmes technologies modernes, l'intelligence des situations fait la différence. Ce basculement de perspective implique que nous repensions notre manière de concevoir les affrontements à venir. "N'en doutons pas, la guerre probable sera mieux conduite si elle est conçue comme une opération de renseignement et d'information et non comme un processus de destruction", souligne Vincent Desportes. Le constat vaut également en matière de guerre économique. Là aussi, il va falloir sortir des schémas rebattus. La crise actuelle offre à cet égard des ouvertures inédites. Encore faut-il avoir la capacité d'ouvrir les yeux sur les nouveaux enjeux, avoir le courage de jeter à bas nos vieilles certitudes et l'audace de nous confronter aux réalités du monde...

"La guerre probable", par le général Vincent Desportes, Economica, 2008, 208 p., 18 €.
Ivresse de la puissance et force périlleuse des certitudes

"Devant la marche chaotique de mondes auxquels ils ne comprennent souvent plus grand-chose, les Occidentaux se montrent étrangement désarmés." Pour Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balencie, respectivement grand reporter au Figaro et spécialiste de la gestion des risques internationaux, il est grand temps pour l'Occident d'essayer de comprendre pourquoi, en dépit (ou peut-être à cause...) de sa supériorité technologique, il perd les batailles du XXIe siècle. Enlisements, "non-victoires", guerres de démocratisation vécues par les populations comme des guerres d'occupation... il semblerait bien que nos stratèges et nos politiques soient trop souvent victimes "d'une excessive approche managériale et techniciste de la tactique, d'une propension à la modélisation systématique des crises et de leurs théâtres". À l'évidence, "atout majeur et indispensable, la technologie n'est évidemment pas en cause en tant que telle mais elle doit rester un outil au service de concepts. Les problèmes viennent d'une inversion des rôles, quand cette technologie devient la matrice de toute réflexion. Pire, quand elle permet de s'affranchir de toute réflexion".

Il nous faut réapprendre à penser sans oeillères. Non, le monde n'est pas un et ne pense pas forcément comme nous. Il est hétérogène par nature et le réel ne se laisse pas enfermer dans les certitudes des doctrinaires. Curieusement, les leçons que nous donnent ces derniers mois les analystes des conflits prouvent l'éveil d'une nouvelle prise de conscience. Mais celle-ci ne peut en aucun cas se limiter à la seule sphère de la guerre. Elle concerne notre monde dans sa globalité, qui va devoir se dépouiller des oripeaux douillets que sont ses certitudes. Il va nous falloir coûte que coûte revenir au réel. Avant que celui-ci ne vienne fracasser nos rêves délétères...

"Les Guerres bâtardes - Comment l'Occident perd les batailles du XXIe siècle, par Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balencie, Perrin, 2008, 180 p., 13,80 €.

Brèves

Lucidité et adaptation - "Trop souvent à la remorque des événements, nous ne savons que reproduire les schémas connus, programmer ce qui est déjà périmé. Les bouleversements que nous connaissons aussi bien aux plans géostratégique et financier, qu'aux plans sociétal et environnemental imposent un renouvellement profond de la réflexion stratégique française. L'enjeu est considérable. Si nous ne voulons pas faire de notre univers globalisé un univers dévasté, il nous faut nous transformer et, pour cela, d'abord, porter un regard lucide et réaliste sur le monde qui se fait."
Général d'armée aérienne Bernard Norlain, président du Comité d'études de défense nationale, Défense nationale et sécurité collective, octobre 2008.

Convaincre pour vaincre - "Au cours des dernières décennies, les armées françaises, américaines et britanniques ont pris la mesure du rôle accru des médias et de la communication dans la conduite et le succès des opérations militaires. Dans ces trois pays, les états-majors partagent désormais l'idée que les batailles se gagnent autant dans les coeurs et dans les perceptions que sur le terrain. [...] Le succès de la manoeuvre est, en effet, indissociable de la perception qu'elle génère. Il faut désormais convaincre pour vaincre."
Pascale Combelles-Siegel, chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique, in "La communication opérationnelle et les opérations internationales : comparaison des doctrines et pratiques américaines, britanniques et françaises", décembre 2002.

Guerre et économie - "Nous vivons un moment instable où le monde cherche un nouvel équilibre. Le schéma de 'guerre économique' est peut-être en train de muter progressivement de 'la continuation de la guerre par d'autres moyens' pour paraphraser Clausewitz, à un modèle de prédation sauvage extra-étatique où groupes multinationaux, groupes politiques informels (terroristes, guérillas, cartels criminels) se battent pour toutes les dépouilles disponibles et dans lequel les hommes luttent tout simplement pour manger ! Le rapport de la guerre à l'économie est, de plus en plus, polymorphe."
Jean-François Daguzan, maître de recherche associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique, revue Défense de l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN), septembre-octobre 2008.

VEILLE ET ANALYSES
Guerres et conflits :
les règles d'or d'une communication influente

Pourquoi un message est-il accepté ou rejeté ? De quelle manière est-il relayé par les leaders d'opinion ? Comment ces derniers parviennent-ils à lui donner un sens et à optimiser son impact auprès d'une cible donnée ? Pour Frédéric Pons, président de l'Association des journalistes de défense, une véritable stratégie de communication implique tout à la fois des savoir-faire précis et des contenus rédactionnels irréprochables. S'extraire "par le haut" des crises et des conflits, civils ou militaires, ne peut se faire que si l'on maîtrise parfaitement les rouages tout en s'appuyant sur une ligne communicationnelle solide et cohérente.

Communiquer avec intelligence exige de structurer des messages forts et originaux, et surtout de mettre l'information en perspective. Une communication d'influence digne de ce nom passe d'abord par un contenu soigneusement travaillé, susceptible de s'adapter aux différentes hypothèses envisagées et répondant aux exigences stratégiques qui ont été définies initialement. Le message doit "coller" à l'identité de l'émetteur et à l'attente éventuelle du récepteur. Sans cela, il risque fort de revenir en boomerang, produisant des catastrophes. La désastreuse gestion médiatique de l'embuscade du 18 août en Afghanistan le prouve. Un message ne part pas d'un point A vers un point B sans subir de multiples interactions et distorsions.

La maîtrise de l'information, une arme polymorphe

Les règles qui prévalent en matière de gestion médiatique des conflits valent tout autant pour la guerre économique. Dans notre monde d'hyper-communication couplée à une hyper-concurrence, les grands affrontements sont désormais moins idéologiques qu'économiques. Mais tous ont pour enjeu la puissance. Les clivages sont partout et nulle part. Le processus de globalisation a ainsi engendré des stratégies de communication offensives et défensives tous azimuts, jouant sur de multiples registres : politiques, économiques, psychologiques, culturels, etc.

La gestion de l'information est ainsi devenue un outil de guerre, que ce soit dans l'acception classique ou économique du terme. Qu'il s'agisse de diffuser des images de soldats vaincus ou des informations infamantes sur la santé financière d'une entreprise, les méthodes employées obéissent à des règles précises et à des objectifs ciblés. Le relais d'opinion doit donc prendre garde à ne pas se muer en complice de telles manoeuvres. Sans avoir forcément conscience de participer à une authentique entreprise de désinformation, il risque de reproduire des erreurs, d'être un "idiot utile". Dès lors, son article, copié et amplifié, entre dans la base documentaire d'autres médias, et s'engage dans une spirale pernicieuse.

Le poids des mots, la force du sens

Traiter l'information est au coeur du métier de journaliste. Qu'il couvre des événements de guerre, à forte charge émotionnelle, ou des informations financières de premier ordre, le choix des mots et la délivrance du sens exigent indéniablement de lui une très grande précision et des références solides. Cette culture vivante est capitale. Elle doit permettre de capter toute la sensibilité du message. Mettre l'information en perspective s'apparente ainsi à un véritable travail d'orfèvre.

S'il veut que son message ait du sens et reflète au mieux la réalité qu'il perçoit, le journaliste doit faire preuve de discernement et d'indépendance d'esprit. Il lui faut s'extraire du conformisme environnant, sans toutefois se déconnecter du bruit ambiant. Bref, faire du sur-mesure, être à la fois dans son temps et en avance, suffisamment brillant pour capter l'attention et précis pour mériter le respect. Là réside la clé d'une communication réussie. Seule une communication intelligente, reposant sur des bases saines et une stratégie claire, permet aux armées comme aux entreprises d'être crédibles dans leurs messages. Cela ne s'improvise pas et exige une réflexion préalable, solide et sans fard, une capacité de penser sur le long terme, une force d'esprit pour se garder des effets de mode. Cela requiert aussi une veille informationnelle, des personnels entraînés et surtout des messages travaillés en continu, en résonance permanente avec l'identité de la structure concernée. De fait, l'efficacité communicationnelle repose prioritairement sur l'intelligence des situations. En ce sens, l'influence est bel et bien au coeur des stratégies de communication.

Frédéric Pons
Officier de réserve ayant servi dans les parachutistes, rédacteur en chef monde à Valeurs Actuelles, Frédéric Pons est président de l'Association des journalistes de défense, l'AJD, qui regroupe environ 160 journalistes. Il a publié de nombreux ouvrages sur les opérations extérieures (Liban, Balkans, Irak...) et enseigne les stratégies de communication dans les grandes écoles militaires.

Entretien avec Frédéric Pons (extraits)

Sphères médiatiques - "La presse classique - écrite et audiovisuelle -, les instituts de sondage, la publicité, les hommes politiques, la communication publicitaire, commerciale et politique, tout cela forme une bulle médiatico-publicitaire et politique dans laquelle on peut observer des interactions permanentes, des frictions, des connivences..."

Du simple au complexe - "Les mécanismes de communication de nos sociétés ne sont pas binaires, comme les régimes totalitaires l'ont longtemps cru avec le cycle de la propagande, où de gros émetteurs, des haut-parleurs puissants, des écrans géants devaient permettre d'atteindre l'objectif. Aujourd'hui, on sait que la communication est beaucoup plus complexe dans sa pratique et ses effets."

Subtilités du ricochet - "Imaginez un étang au milieu duquel on lance un caillou : ce dernier envoie de petites vagues vers la berge qui, elle-même, renvoie de petites vagues. Il y a donc des effets croisés?: tout émetteur devient à son tour récepteur par le mécanisme de rétroaction. Celui qui veut émettre un message doit savoir que son message ne sera pas compris par le récepteur comme il le comprend, lui, au moment où il l'émet."

Dépasser l'émotion - "Si l'image reste importante, avec tout ce qu'elle peut véhiculer de spectaculaire et d'émotions, il ne faut pas oublier que l'essentiel réside dans le contenu véhiculé par le texte qui l'accompagne et le sens délivré. Les mots expliquent ce que l'image suggère. Le sens est donc donné par le contenu rédactionnel qui a été défini."

Tisser sa toile - "Dans le processus de veille de l'information, les entreprises doivent désormais se doter d'une grille d'analyse stratégique pour savoir qui, dans quel domaine, à quel moment, sera le meilleur vecteur d'information, voire d'influence ; il faut avoir son réseau, ses correspondants, les bons points d'entrée, les prescripteurs d'opinion, qui vont permettre de relayer les informations."

Être en phase - "Nous vivons dans un bain d'information, de sensibilité, d'émotion. Le rédacteur doit être dans la tour de contrôle, son radar doit tourner en permanence : il capte, il raffine, il traduit, il propose."

DU SENS, DES REPÈRES
Précurseurs et visionnaires, les mentors français de l'US Army

On le sait, nul n'est prophète en son pays. Mais que les stratèges de l'hyperpuissance américaine aient recours à des théoriciens français des stratégies d'influence en matière de contre-insurrection n'est assurément pas anodin !

Dans un entretien au quotidien Le Monde (22/10/08), le général Jeffrey Schloesser, commandant américain des opérations de l'Otan dans la région Est de l'Afghanistan confesse : "Ici, le théoricien militaire français de la contre-insurrection David Galula nous est bien utile." Ce commentaire rejoint l'hommage à l'oeuvre de David Galula rendu par le général d'armée américain David H. Petraeus, qui a commandé la force multinationale en Irak jusqu'en septembre 2008 : "Contre-insurrection - Théorie et pratique sera un jour considéré comme le plus important des écrits militaires français du siècle dernier. C'est déjà le cas aux États-Unis". Petraeus s'étonne d'ailleurs que les Français méconnaissent ce théoricien dont la lecture est imposée aux stagiaires du Command and General Staff College, l'équivalent de notre École de Guerre. De même, "La Guerre moderne", opus majeur de l'officier parachutiste Roger Trinquier, est étudié dans les académies militaires américaines et dans de nombreuses armées occidentales. Cet ouvrage prophétique implique une remise en cause des structures mentales héritées de la guerre classique. Désormais, il ne s'agit plus de la confrontation de soldats sur un champ de bataille, mais d'une lutte intérieure asymétrique où les moyens de propagande et de pression intellectuelle sont déterminants, susceptibles "d'influencer une opinion publique mal informée".

Sans porter un jugement moral sur ces oeuvres ou sur les conflits actuels, pourquoi les hauts gradés américains ont-ils pris pour mentors des théoriciens français d'il y a un demi-siècle, ignorés dans leur pays d'origine, comme Galula et Trinquier, mais aussi le général Jacques Hogard et le colonel Charles Lacheroy ? Sans doute parce que, par-delà les questions tactiques, ils ont très tôt mis le doigt sur un enjeu d'importance : l'impérieuse nécessité pour les forces conventionnelles de "conserver la maîtrise de l'information et des attentes de l'opinion". Pour Galula, il faut souvent "préférer une ronéo à une mitrailleuse, un médecin militaire qualifié en pédiatrie à un spécialiste des mortiers, du ciment à du barbelé". Au lieu de frappes aveugles, mieux vaut le contact humain. Sentir l'ambiance, se montrer, dialoguer, faire passer des messages, sonder les esprits pour gagner les coeurs, cela les Français savaient le faire mieux que les autres. Mais ont-ils su le faire savoir ?

À cet égard, les stratèges américains vont plus loin. Il est pour eux essentiel de conserver la maîtrise de l'information, mettre en avant des "atouts immatériels" à opposer à ceux des insurgés et réussir "l'exploit de conserver une transparence totale sur leurs objectifs et leurs résultats [...] tout en maîtrisant le flot d'informations opérationnelles". Que ce soit sur un plan civil ou militaire, l'influence reste prioritairement une question d'intelligence des situations et des populations, qui se joue sur le plan humain et sur le long terme.

(1)?"Contre-insurrection", par David Galula, préface du général Petraeus, Economica, 2008, 213 p., 19 € ; (2)?"La Guerre moderne", par Roger Trinquier, préface de François Géré, Economica, 2008, 110 p., 27 €.
Extraits

De toutes les armes de guerre, la propagande est la plus délicate : son utilisation requiert de la prudence, un solide sens des réalités et une bonne anticipation." David Galula. - "Nous savons maintenant que le moyen essentiel pour vaincre dans la guerre moderne est de s'assurer l'appui inconditionnel des populations." Roger Trinquier.


Jalons

David Galula
1919  Naissance à Sfax (Tunisie).
1939-1940  Études à Saint-Cyr.
1941-1944  Victime des lois antijuives, il est radié des cadres. Il rejoint l'armée d'Afrique et participe à la libération de la France.
1945-1955  Officier de la "Coloniale" en Asie, il apprend le chinois, étudie Mao et les armées communistes.
1956-1958  En Algérie, il applique ses méthodes d'influence pour gagner la confiance des populations.
1962  Il demande sa mise en disponibilité et part étudier aux États-Unis où il devient chercheur associé à la Harvard University. Il rédige deux ouvrages sur la contre-insurrection publiés par la RAND Corporation.
1968  Décès à Arpajon.

Roger Trinquier
1908  Naissance à La Baume (Hautes-Alpes).
1928  S'engage dans l'armée.
1934-1955  Officier au Tonkin, il prend un commandement à la frontière chinoise. Seconde guerre mondiale et guerre d'Indochine : il crée des maquis dans le cadre du service action.
1955  Retour en France.
1956  Il rejoint l'Algérie et devient l'adjoint du général Massu.
1958  Il prend le commandement du 3e Régiment de Parachutistes Coloniaux.
13 mai-11 juin 1958  Il est membre du Comité de salut public d'Alger, puis en démissionne.
1960  Retour en France.
1961  Parution de son ouvrage majeur, La Guerre moderne, qui va être étudié et disséqué dans de nombreuses écoles de guerre de par le monde.
1985  Décès accidentel à Vence.



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